22

Roger et Clemency, cependant, marchaient allègrement à notre rencontre. Son costume de tweed, très ample, allait à Roger infiniment mieux que le sévère veston que je lui avais vu si souvent. Il semblait très surexcité. Clemency paraissait soucieuse.

— Alors, s’écria Roger, ça y est tout de même ! Je finissais par croire que cette sale femme, ils ne se résoudraient jamais à l’arrêter ! Ce qu’ils attendaient, je me le demande. Quoi qu’il en soit, c’est fait ! Ils ont également coffré son petit ami… et j’espère bien qu’ils seront pendus tous les deux !

Clemency plissa le front.

— Roger ! Pourquoi parler comme un sauvage ?

— Comme un sauvage, vraiment ? De sang-froid, on empoisonne un malheureux vieillard qui a en vous toute confiance… et, quand je déclare que je suis très content que les assassins soient pris et que j’espère bien qu’ils seront punis comme ils le méritent, c’est moi qu’on traite de sauvage ! Je regrette, mais cette femme, je l’étranglerais volontiers de mes propres mains !

Il ajouta :

— Vous étiez avec elle quand on l’a arrêtée, n’est-ce pas ? Comment a-t-elle pris ça ?

Sophia répondit, à voix très basse :

— C’était horrible ! Elle mourait de peur.

— Bien fait pour elle !

— Roger !

Roger se tourna vers sa femme.

— Je sais, ma chérie, mais tu ne peux pas comprendre. Ce n’était pas ton père ! C’était mon père et je l’aimais ! Tu comprends ? Je l’aimais.

— Si je ne te comprends pas, après ça !

Plaisantant à demi, Roger poursuivit :

— La vérité, Clemency, c’est que tu manques d’imagination. Suppose que ce soit moi qui ai été empoisonné…

Je vis battre les paupières de Clemency.

— Même pour rire, je ne veux pas que tu dises des choses comme ça !

Il sourit.

— Très bien ! Je n’insiste pas. D’ailleurs, chérie, dans quelque temps, nous serons bien loin de tout ça !

Nous nous remîmes en route, tous les quatre, vers la maison. Roger et Sophia marchaient devant. Je formais l’arrière-garde avec Clemency.

— Croyez-vous, me demanda-t-elle, que maintenant on nous laissera partir ?

— Vous êtes si pressés de vous en aller ?

— Je n’en puis plus !

Je la regardai, surpris. Elle soutint mon regard avec un pauvre sourire.

— Vous ne vous êtes donc pas aperçu, Charles, que je ne cesse pas de me battre ? Pour mon bonheur et pour celui de Roger. J’ai eu si peur que sa famille ne finisse par le persuader de rester en Angleterre et que nous ne nous retrouvions en définitive englués de nouveau avec tous les autres, paralysés par mille liens que j’abomine ! Je craignais que Sophia ne lui offrît une rente, qui l’aurait décidé à ne pas quitter l’Angleterre. À cause de moi, bien entendu. Du confort, des facilités, dont il s’imagine que j’ai besoin. L’ennui, avec Roger, c’est qu’il n’écoute jamais ce qu’on lui dit. Il se met des idées dans la tête… et ce ne sont jamais les bonnes ! Il ignore tout et il est trop Leonidès pour ne pas s’imaginer que le bonheur d’une femme dépend de son mobilier et de l’argent qu’elle peut dépenser. Mais, mon bonheur, je le veux et je l’aurai, quel que soit le combat à livrer ! J’emmènerai Roger loin d’ici et je lui donnerai l’existence qui lui convient, une vie où il n’aura pas le sentiment qu’il lui est impossible de rien réussir ! Roger est à moi et nous fuirons l’Angleterre, et le plus tôt possible !

Elle parlait très vite, d’une voix étouffée, dont l’accent était par instant comme désespéré. Je l’écoutais avec surprise. Elle était à bout. Je ne m’en rendais pas compte auparavant, pas plus que je n’avais deviné l’exaspération de cet amour exclusif qu’elle portait à Roger.

Assez curieusement, cette remarque me remit en mémoire un propos d’Edith de Haviland, laquelle m’avait dit un jour, d’un ton tout particulier, qu’elle aimait les siens sans, toutefois, aller « jusqu’à les idolâtrer ». Ce disant, était-ce à Clemency qu’elle pensait ?

Une voiture s’arrêtait devant le perron.

— Tiens ! m’écriai-je. Voici Joséphine qui nous revient !

Suivie de sa mère, l’enfant descendait de l’auto. Elle avait un bandeau sur le front, mais, pour le surplus, semblait se porter le mieux du monde.

Tout de suite, elle dit :

— Il faut que j’aille voir mon poisson rouge !

Elle se mettait en route vers le bassin. Sa mère la rappela.

— Tu ne crois pas, ma petite chérie, qu’il vaudrait mieux, d’abord, aller t’étendre un peu, te reposer… et, peut-être, manger une bonne soupe qui te donnerait des forces ?

Joséphine ne se laissa pas convaincre.

— Ne vous en faites pas, maman ! Je me sens très bien… et j’ai horreur de la soupe !

Je savais que Joséphine aurait pu quitter l’hôpital depuis quelques jours déjà et que, si on l’y avait gardée plus longtemps qu’il n’eût été nécessaire, c’était sur la discrète recommandation de Taverner, qui, soucieux de ne point lui faire courir de risques, préférait ne pas voir l’enfant de retour à « Three Gables » avant que les assassins présumés n’en fussent éloignés.

— L’air ne peut pas lui faire de mal, dis-je à Magda. Je la rejoins et j’aurai l’œil sur elle !

J’arrivai au bassin en même temps que Joséphine et j’engageai la conversation.

— Il s’est passé toutes sortes de choses durant votre absence !

Elle ne me répondit pas. De ses yeux de myope, elle regardait les poissons.

— Je ne vois pas Ferdinand, dit-elle.

— Ferdinand ? Lequel est-ce ?

— Celui qui a quatre queues.

— C’est une variété amusante. Pour ma part, j’aime bien celui-ci, qui est d’un beau jaune doré.

— Il est d’une espèce bien commune !

— En tout cas, je le préfère à cet autre, qui a l’air d’être mangé aux mites !

Joséphine me lança un coup d’œil plein de mépris.

— C’est un « chebunkin » ! Il vaut très cher…

J’essayai de parler d’autre chose.

— Ça ne vous intéresse donc pas de savoir ce qui s’est passé ici, Joséphine, pendant que vous n’étiez pas là ?

— J’ai idée que je suis au courant.

— Vous savez qu’on a découvert un autre testament et que c’est à Sophia que votre grand-père a laissé toute sa fortune ?

Elle hocha la tête, l’air excédé.

— Maman me l’a dit. D’ailleurs, je le savais !

— On vous l’avait dit à l’hôpital ?

— Non. Ce que je veux dire, c’est que je savais que grand-père laissait tout à Sophia. Du reste, il le lui avait dit.

Tout de suite, elle ajouta :

— Nannie est furieuse quand elle me prend à écouter aux portes. Elle dit que c’est une chose qu’on ne fait pas quand on est une petite dame.

— Elle a tout à fait raison.

Joséphine haussa les épaules.

— Des dames, aujourd’hui, il n’y en a plus ! La radio l’a encore dit, l’autre jour…

Je passai à un autre sujet.

— Dommage que vous ne soyez pas revenue un peu plus tôt ! Vous avez manqué quelque chose : l’arrestation de Brenda et de Laurence par l’inspecteur Taverner.

Je pensais que cette information passionnerait Joséphine, mais elle se contenta de dire, de ce ton blasé qui commençait à m’exaspérer :

— Je suis au courant.

— Mais ce n’est pas possible ! m’écriai-je. Ça s’est passé il n’y a qu’un instant !

— Nous avons croisé la voiture sur la route. Il y avait dedans l’inspecteur Taverner, un autre policier – celui qui a des souliers de daim – Brenda et Laurence. J’ai compris qu’ils devaient être arrêtés. J’espère que Taverner leur a donné l’avertissement prescrit par la loi. C’était pour lui une obligation.

Je rassurai Joséphine : Taverner n’avait oublié aucune formalité et l’arrestation avait eu lieu dans les formes les plus légales. Comme m’excusant, j’ajoutai :

— J’ai dû parler des lettres à Taverner. Je les avais trouvées derrière la citerne. J’aurais préféré qu’elles fussent remises par vous, mais vous étiez hors de combat !

Délicatement, Joséphine porta la main à son front.

— Je me demande comment je n’ai pas été tuée par le coup ! Je vous avais dit que le second meurtre allait arriver. La chambre aux citernes était un bien mauvais endroit pour cacher ces lettres. Pour moi, j’ai deviné tout de suite, le jour où j’ai vu Laurence qui en sortait. Comme il n’est pas du genre « bricoleur », s’il était allé là, c’était forcément pour y cacher quelque chose !

— Mais je croyais…

Je me tus. Edith de Haviland appelait Joséphine.

Joséphine soupira.

— Il faut que j’y aille ! Avec tante Edith, on ne peut pas se dérober !

Elle partit en courant, traversant la pelouse pour aller retrouver sa tante, avec qui elle échangea quelques mots avant de disparaître dans la maison. Je rejoignis Edith de Haviland sur la terrasse.

Ce jour-là, elle paraissait bien son âge. Toutes ses rides se voyaient et elle semblait terriblement lasse. À mon approche, elle essaya de sourire.

— Cette petite, me dit-elle, n’a pas l’air d’avoir trop souffert de sa mésaventure. Nous n’en devrons pas moins, à l’avenir, la surveiller un peu mieux. Il est vrai que, maintenant, ce sera sans doute moins indispensable.

Après un soupir, elle poursuivit :

— Je suis bien heureuse que tout soit enfin terminé. Mais quel lamentable spectacle ! Quel manque de dignité ! Je suis sans indulgence pour les gens qui s’effondrent et qui pleurnichent ! Ceux-là n’ont aucun cran et c’est ce que je ne leur pardonne pas ! Laurence Brown me faisait penser à un rat pris au piège.

— Pour moi, dis-je, je les plaindrais plutôt.

— Certes ! reprit-elle. J’espère qu’elle saura mettre des chances de son côté, qu’elle aura un bon avocat…

L’attitude de la vieille demoiselle ne me semblait pas moins paradoxale que celle de Sophia. Comme Sophia, elle détestait Brenda et, comme Sophia, elle souhaitait que rien ne fût négligé pour assurer sa défense.

— Quand seront-ils jugés ? me demanda-t-elle.

Je répondis qu’il était bien difficile de le dire. L’affaire instruite, ils seraient vraisemblablement renvoyés devant le tribunal. Ils ne passeraient pas en justice avant trois ou quatre mois, au moins. Naturellement, en cas de condamnation, ils feraient appel.

— Pensez-vous, reprit-elle, qu’ils seront condamnés ?

— Je ne saurais dire. Il faudrait savoir quelles preuves on a de leur culpabilité. Je sais qu’il y a des lettres…

— Des lettres d’amour ? Ils étaient donc amants ?

— Ils s’aimaient.

Le visage d’Edith s’assombrit encore.

— Tout cela m’ennuie beaucoup, Charles ! Je n’ai aucune sympathie pour Brenda et je puis même dire que, dans le passé, je l’ai détestée. J’ai tenu sur son compte des propos sévères, mais, aujourd’hui, j’estime qu’il faut lui donner des chances, toutes ses chances. Aristide l’aurait souhaité, comme je le fais. Il est, je pense, de mon devoir de veiller à ce qu’elle ne soit victime d’aucune injustice !

— Et Laurence ?

Elle eut un petit mouvement d’impatience.

— Laurence est un homme. À lui de se débrouiller ! Mais, pour Brenda, Aristide ne nous pardonnerait jamais de…

Elle laissa sa phrase inachevée.

— Il est presque l’heure de déjeuner, reprit-elle. Rentrons !

Je lui dis que je me rendais à Londres.

— En auto ?

— Oui.

— Me prendriez-vous avec vous ? J’ai cru comprendre que nous avions maintenant l’autorisation de bouger.

— Je vous emmènerais volontiers, mais je crois que Magda et Sophia vont à Londres cet après-midi. Vous serez mieux installée dans leur voiture que dans ma petite deux-places.

— Je ne tiens pas à aller avec elles. Partons et n’alertons personne !

Encore que très surpris, j’acceptai. En chemin, nous n’échangeâmes que de rares paroles. Je lui demandai où elle désirait être déposée.

— Dans Harley Street[5].

La réponse m’inquiéta, mais je ne le laissai pas voir.

Elle poursuivit :

— Ou, plutôt, non ! Il est trop tôt. Laissez-moi chez Debenhams. Je déjeunerai là et j’irai à Harley Street en sortant de table.

— J’espère que…

Ma phrase en restait là. Edith vint à mon secours.

— C’est justement pour ça que je ne voulais pas venir avec Magda. Elle fait un drame avec rien !

— Je suis navré…

Elle s’interrompit.

— Vous auriez tort ! J’ai eu une très belle vie. Très belle…

Avec un sourire, elle ajouta :

— Et ce n’est pas fini !

 

La maison biscornue
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